Theatresports du 25/05/2014

J’adore avoir des gens dans la salle qui ne connaissent pas l’improvisation théâtrale. Leur regard neuf sur la discipline est plein d’enseignements, ou plutôt, de rappels à l’évidence.

Notre spectacle Theatresports se décompose en trois parties : d’abord, nous avons 15 minutes de Free Impro, une sorte d’atelier ouvert où un metteur en scène décortique devant le public des exercices d’improvisation. Ensuite, nous avons le Theatresports à proprement parlé : 45 minutes de scènes plutôt courtes, sur la base de défis émis par les comédiens à l’équipe d’en face, qu’ils sont ensuite libres d’interpréter à leur sauce (ou non) grâce au mises en scènes ou aux situations qu’ils proposent en début de scène (les setups). Enfin, nous avons une troisième partie, le Labo, dans laquelle nous expérimentons de nouveaux formats.

Ce soir là, nous avons joué La Machine à Ecrire, une version longue de l’exercice classique de Keith Johnstone Keyboard Game / Typewriter, dans laquelle nous présentons une succession de courtes “nouvelles” écrites en direct sous les yeux des spectateurs.

J’avais un ami dans la salle. Cet ami (et collègue) est amateur de théâtre, il a adoré Le Porteur d’Histoire par exemple. Mais il ne connaissait pas l’improvisation théâtrale.

Dans la vie, il est économiste. J’ajoute qu’il est plutôt brillant intellectuellement et qu’il analyse souvent les situations avec pertinence et clarté.

Après le spectacle, on a débriefé : il a beaucoup aimé le spectacle, il n’a pas vu le temps passer.

Mais il a eu une nette préférence pour la troisième partie, qui est plus “scénarisée” et qui correspond plus à ce qu’il aime au théâtre.

Là où il m’a épaté, c’est lorsqu’il a dit (je cite) :

“Il y a une nette différence entre les parties 1 et 2 et la partie 3. Dans les parties 1 et 2, on sent que le critère de succès est clair : il s’agit de la capacité des comédiens à s’en sortir et à trouver une chute… et cela plait à beaucoup de gens dans la salle si l’on en croit les rires ! C’est cela qui définit si la scène est réussie ou non et c’est là-dessus que se concentrent les comédiens et le public pendant la scène. Mais du coup, on voit que le plaisir des comédiens est plus tourné vers eux-mêmes, c’est même flagrant chez certains, et que la performance individuelle et le jeu de situation sont mis en avant.”

J’ai été étonné qu’il cite spontanément des termes que nous utilisons en permanence en atelier.

En ayant vu un seul spectacle, il parvient à pointer et décortiquer les mécanismes d’un des style de jeu les plus répandus dans le monde de l’improvisation théâtrale : le jeu “performatif” lié à la confrontation des comédiens à une contrainte externe, à l’exploration d’un “jeu de scène” (ou game of the scene) qu’il soit exprimé clairement ex-ante (comme dans les matchs ou les cabarets d’impro) ou découvert organiquement (comme dans le longform américain).

Il a ensuite ajouté :

“Sur la troisième partie, le critère de réussite est plus diffus. Mais cette partie vous encourage à écrire plus. Les interactions entre narrateur et comédien sont excellentes et on sent l’énorme potentiel créatif et narratif.”

La distinction qu’il fait est très intéressante.

Une partie du public vient au théâtre en ayant acheté un produit. Les comédiens leur “vendent” ce produit en étant efficaces et performant : ils sont tenus de produire du rire en se sortant à chaque scène de contraintes imposées.

C’est simple, l’échange est clair, tout le monde est content.

Par contre, une partie du public est aussi prête à nous suivre dans un spectacle où l’on ne sait pas trop comment juger ce que l’on voit. Est-ce que ça a marché ? Est-ce que ça a échoué ?

Le rire n’est plus le seul guide et une partie du public est perdu.

Mais dans cet égarement, le public est aussi prêt à suivre les comédiens vers “autre chose” : une créativité collective qui ne serait pas bornée par des codes, une spontanéité et une fraicheur sur scène et surtout… des histoires* !

Mais c’est effrayant pour les comédiens : sommes-nous prêts à sortir des cadres auto-imposés ? Sommes-nous prêts à ne pas trop savoir si ce que l’on fait “marche” ? Sommes nous prêts à avoir un critère de succès “diffus” ?

Car c’est quand on ne sait plus si ce qu’on fait est “bien” ou “mal” qu’on est vraiment créatif.

Et surtout est-ce qu’on va arriver à emmener le public avec nous ?

Il y a une réelle distinction, voire une opposition entre ces deux façons de voir les choses.

Je ne crois pas que la distinction entre ces deux styles de jeux soit liée à la longueur du format : on peut jouer en valorisant la créativité collective, la spontanéité et la narration sur des formats de scènes courtes et déconnectées, et même dans des jeux “à contrainte” !

Inversement, on peut voir des formats longs basés sur une succession de jeux “performatifs”, la Commedia Dell’Arte en étant un exemple classique, puisque les canevas sont surtout un prétexte au placement de lazzis.

Et ce n’est pas parce qu’on créée ou qu’on explore un format ou un “concept” nouveau qu’on est forcément créatif (même si c’est un bon début) : tout dépend de la manière de l’aborder et de le jouer.

Je ne crois pas non plus que ça soit lié à l’école d’impro dont on dépend ou au pays où l’on pratique l’improvisation.

Cette distinction est une question de choix, de préférences personnelles.

Theatresports peut être plus qu’une succession de jeux et de contraintes, même s’il en a grosso modo la forme : les défis ne sont qu’un prétexte, mais chaque scène devrait célébrer créativité, spontanéité et narration ! Les jeux et le performatif ne devraient être qu’une respiration dans le spectacle, et non le plat de résistance.

Ce soir là, nous ne sommes pas parvenus à faire ressortir cela dans cette partie du spectacle : nous avons été “efficaces” et “performants” sur les scènes les plus marquantes en tout cas.

Par contre, cette créativité collective “diffuse”, ce flow propre à l’improvisation, était bien présente sur la troisième partie. Et ça, j’en suis bien content.

Mon collègue a ajouté une chose :

“Je suis étonné qu’il n’y ait pas eu d’histoires de cul. Peut-être parce qu’il y avait des enfants dans la salle. Ou parce que les comédiens se censurent ? On a l’impression que les scènes restent légères, qu’elles abordent des sujets enfantins essentiellement. J’avais le sentiment qu’il y avait des sujets interdits ou tabous qu’on n’osait pas aborder et cela pouvait créer une distance avec le public qui ressent aussi cette auto-limitation des comédiens.”

Encore une fois, il fait mouche.

Keith aborde ça très tôt dans son livre Impro : pour être vraiment créatif, il faut accepter de ne pas se censurer et donc de mettre sur scène des choses sales, taboues, irrespectueuses, choquantes. Ça n’a rien d’évident, mais il est clair que si le public accepte de nous suivre dans un spectacle au critère de succès “diffus”, il s’attend probablement à un retour sur investissement (de son temps, de son attention) qui passe par une vraie exploration de l’inconnu et une remise en question des limites et des cadres.

A nous de l’y emmener.

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* : Mais peut-être que vouloir raconter une histoire à tout prix est en soi une tentative de définir un critère de succès.

Source: improviser.fr L’importance du critère de succès en improvisation théâtrale

News Reporter

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